Vincent Lambert : la vie qui opprime, la mort qui affranchit.

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Les nombreux articles de presse sur Vincent Lambert (V.L.) se bornent souvent à compiler les communiqués des deux camps en présence : les partisans ou opposants à la fin de vie. Il n’en fut pas autrement à la lecture du jugement du 9 octobre 2015 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, dont la plupart des commentaires se révélèrent hors sujet. Certes, ce dossier ardu exige une expertise juridique peu compatible avec la rapidité de l’actualité. Démarquons-nous-en, et adoptons un point de vue original : l’étude des opinions opposées non pas des catholiques traditionalistes (parents de V.L.) contre celle des progressistes (épouse de V. L.) mais… des juges pro et contra de la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh) !


Juges pro, juges contra et… pourtant d’accord

À la différence des juridictions françaises, les décisions de la Cedh ne sont pas couvertes par le secret du délibéré. Les arrêts offrent un panorama très intéressant de l’opinion des magistrats. Le cas de V.L., en l’occurrence, a vu cinq des dix-sept juges émettre une opinion en partie dissidente.

Ces cinq juges ont le mérite de mettre en lumière les difficultés d’articulation d’un raisonnement complexe devant séparer le droit à la vie du droit à l’autonomie personnelle (droit de décider de quelle manière et quand sa vie doit prendre fin). En cas de conflit entre ces deux droits, ils reconnaissent d’emblée s’accorder avec leurs collègues pour faire prévaloir le respect de la dignité et de la liberté de l’homme. Ce début de raisonnement des juges dissidents, posé comme une quasi-évidence, revêt au demeurant une importance extrême : la vie doit s’effacer lorsque la dignité et la liberté de l’homme sont menacées. C’est, en soi, l’invalidation d’emblée d’une conception absolutiste d’une vie sacrée au profit d’une approche relativiste.

On le voit, même les juges dissidents sont d’accord avec leurs collègues tant sur les principes fondamentaux que sur leur mise en balance. Ce qui les oppose, chose plutôt inhabituelle devant une juridiction chargée d’appliquer les grands principes et non pas de rejuger une affaire, est leur analyse des faits.


Vincent Lambert, mort ou vivant ?

V.L. n’est pas branché à une machine qui le maintiendrait artificiellement en vie. Selon les juges dissidents, personne ne conteste l’allégation des parents selon laquelle V.L. « est néanmoins susceptible d’être levé, habillé, placé dans un fauteuil, sorti de sa chambre » car « il peut respirer seul (sans l’aide d’un respirateur artificiel) et peut digérer la nourriture (la voie gastro-intestinale est intacte et fonctionne), mais il a des difficultés pour déglutir, c’est-à-dire pour faire progresser des aliments solides dans l’œsophage ».

Après la lecture de la décision de la Cedh, les parents de V.L. diffusèrent une vidéo montrant leur fils se tenir droit, les yeux ouverts. Vidéo troublante, d’autant que la mise en scène montre la mère poser des questions à son fils, et que ce dernier semble y répondre par des mouvements d’yeux. Cela se révèle impossible cependant, les juges dissidents reconnaissant que même si V.L. n’est pas en état de mort cérébrale, il se trouve dans un état végétatif chronique, en état de conscience minimale, voire inexistante.

Là s’arrêtent les constatations des juges dissidents. Pour le reste, ils se rattachent à celles de la Cour. Or, celle-ci exprime son satisfécit à l’égard du Conseil d’État français. Cette juridiction a en effet mené une expertise jugée très approfondie : trois spécialistes reconnus des neurosciences ont été nommés ; l’Académie nationale de médecine, le Comité consultatif national d’éthique, le Conseil national de l’ordre des médecins et J. Leonetti furent entendus. Les experts examinèrent V.L. à neuf reprises, procédé à une série d’examens, pris connaissance de la totalité du dossier médical, consulté également toutes les pièces du dossier contentieux utiles pour l’expertise et rencontré toutes les parties concernées.

L’expertise conclut que V.L. n’était pas en mesure d’établir une communication avec son entourage, qu’il réagissait aux soins ou stimulations douloureuses de manière non consciente. En résumé, l’état clinique de V.L. correspondait à un état végétatif, sans aucun signe en faveur d’un état de conscience minimale, dont les lésions cérébrales sont étendues et irréversibles.

Dans ces conditions, affirmer que l’état de V.L. s’améliorerait relève du déni ; en publier des vidéos sur internet, de la manipulation. On comprend à la lecture de la décision que V.L. ne peut communiquer avec l’extérieur : il est définitivement enfermé dans son corps sourd, aveugle et muet.


On foule aux pieds la dignité d’un homme

De deux choses l’une :

  • soit V.L. n’a plus de conscience : dans ce cas, son enveloppe physique ne devrait plus être maintenue artificiellement en vie ;

  • soit V.L. est conscient. Cette situation serait monstrueuse : conscient mais incapable d’entendre et de voir l’extérieur, il vivrait une sorte d’enfer, prisonnier de son enveloppe corporelle, souffrant moralement et peut-être physiquement.

Les juges dissidents affirment qu’en l’absence de preuve de douleur, rien de fait obstacle à ce que V.L. continue à être alimenté.

Or, la douleur n’est pas que physique, elle est évidemment morale et aigüe. Il s’agit d’une obstination déraisonnable, prohibée par la loi française. Le Conseil d’État a ainsi jugé que continuer à nourrir et hydrater ainsi artificiellement un patient relève d’un interdit, l’acharnement.

Le débat s’est focalisé sur la volonté du patient qui n’avait pas été préalablement consignée par écrit. Cependant, imaginons un instant, à l’inverse, qu’une personne accepte de faire l’objet d’une expérience scientifique douloureuse. Peut-on imaginer que parce qu’elle a dit oui préalablement, elle ne puisse plus changer d’avis ? Peut-on vraiment décider à l’avance, sans possibilité de retour, de souffrir ?

La loi française laisse au médecin, éclairé par le choix préalable du patient, la charge de décider à la place de la famille. Une mère, même aimante, ne peut pas nécessairement comprendre que son fils souffre le martyre. Le médecin le sait, et il est de son devoir de mettre fin à cette souffrance. Les juges dissidents ont bien relevé que la volonté du patient n’était pas centrale dans le processus décisionnel français, et c’est tant mieux : on ne peut pas demander à une personne de s’engager pour l’avenir lorsqu’elle ne pourra plus communiquer.

Le tribunal administratif, qui avait déjà interdit l’arrêt des traitements avant d’être censuré par le Conseil d’État, a estimé que la décision de suspendre le processus de fin de vie, non définitive, ne ferait pas grief : on ne pourrait pas formuler de recours à son encontre. C’est oublier que si le patient souffre, même moralement, toute heure passée doit être épargnée. On voit là un travers commun : si les parents ne peuvent sortir de leur vision dogmatique, le tribunal s’est lui aussi enfermé dans un raisonnement de petit juriste sans mesurer la portée de sa décision.

Cette situation appelle de notre part une affirmation de principe : maintenir en vie une personne définitivement coupée de l’humanité relève de la barbarie. Pour H. Lacordaire, entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. On pourrait utilement prolonger la citation : entre l’arrêt cérébral et l’enfermement conscient dans son corps inconscient, c’est la vie qui opprime et la mort qui affranchit.

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